DEBOUT LES GLANEURS DE LA TERRE

Publié le 25/07/2024 | Grand angle

Glaner, c’est être hors cadre, même dans un champ. Le glanage, c’est une forme de résistance, vous le lirez. Ce Grand Angle vous propose de (re)découvrir cette pratique, ce qu’elle raconte de notre société et les espaces de liberté et d’entraide qu’elle met à jour.

À tous les glaneurs et les glaneuses !


C’EST QUOI CETTE HISTOIRE ?

C’EST L’HISTOIRE D’UN GESTE, QUI DATE DES PREMIERS CHAMPS AGRICOLES.

On distingue le glanage, qui concerne ce qui reste à même le sol, du grappillage qui concerne ce qui reste sur les arbres ou les ceps après la cueillette. On glane donc des pommes de terre, des céréales, on grappille les raisins, les pommes, les fruits en général.

Lorsqu’il est remarqué et jugé acceptable, le légume déclenche donc l’intervention de la glaneuse (ceux qui glanent sont souvent des femmes) : il faut se pencher pour le ramasser. Les genoux se plient, le dos se baisse, la tête se rapproche du sol, dans ce geste humble caractéristique du glanage ou de la révérence.

Le glanage est un droit ancestral qui remonte à un édit royal du 2 novembre 1554. Pour autant, il peut y avoir un arrêté local d’interdiction. Ce droit est très règlementé : il se pratique obligatoirement de jour, sans outils, et est interdit si le terrain est clôturé. Il convient, par politesse, de demander au propriétaire du champ si la récolte a bien été effectuée et s’il est possible de glaner.

En ce sens, le glanage se distingue de trois autres pratiques : le maraudage, le grappillage et le râtelage, qui sont punis d’amende.

Le glanage dans les champs, encore fort pratiqué au siècle dernier, s’éteint peu à peu. Il était aussi lié à une culture territoriale respectueuse des liens entre les gens et les générations.

Ainsi est décrit le glanage dans le Deutéronome : « Lorsque tu feras la moisson dans ton champ, si tu oublies une gerbe, ne reviens pas la chercher. Elle sera pour l’étranger, l’orphelin, la veuve. » Le glanage est déjà une contre-pratique, ses adeptes sont anonymes ; masses indifférenciées de gens « dans le besoin », auxquelles on n’accorde un droit de subsistance qu’après que la récolte du propriétaire est assurée, sous peine de lourdes amendes. Le glanage est la dernière intervention humaine avant l’abandon, la pourriture et la décomposition.


GLANER UN JOUR, GLANER TOUJOURS

SI ON GLANE MOINS DANS LES CHAMPS, ON GLANE ENCORE AILLEURS.

Le glanage, c’est l’économie de subsistance, aussi il ne disparaît jamais vraiment. Au Moyen-Âge, à certains endroits, le seigneur veut interdire le glanage, ce qui provoque émeutes et résistances diverses. Aujourd’hui la mécanisation des campagnes et le poids de la grande distribution dans les habitudes d’alimentation ont conduit à déserter ces démarches solidaires entre propriétaires/ exploitants et précaires, qui pourtant font société. Cependant le glanage urbain prend de plus en plus d’importance. Pratiqué de longue date par les personnes précaires voire S.D.F, il se développe aujourd’hui auprès de consommateurs écoresponsables, cherchant à stopper le gaspillage de la grande distribution. Le glanage urbain consiste donc à « faire les poubelles » des grandes surfaces, à récupérer les produits jetés par les producteurs alimentaires, ou encore à ramasser les invendus des marchés. Le dumpster diving — la récupération de nourriture toujours propre à la consommation dans les vidanges de supermarchés — est une réaction face à l’absurdité concrète d’une économie qui ne traite, ou ne peut concevoir, que de grands ensembles.


BONS PLANS ET SOLIDARITÉ PARTOUT

DANS LA RUBRIQUE À TABLE, VOUS DÉCOUVRIREZ UNE ASSO À SOUTENIR.

Une carte publiée par le mouvement Falling fruit recense 10 000 lieux dans toute la France où il est possible de glaner. C’est un travail collaboratif à l’échelle mondiale remarquable qui vous permet de saisir une adresse ou un code postal et de découvrir des domaines où on peut glaner, et ce qu’on peut trouver en fonction des saisons !

Et sinon, à Faches Thumesnil près de Lille, vous pouvez lire : « pour récolter les noix tombées il faut aller dans la voyette qui part de la rue de Ronchin et arrive à la rue des margueritois ».


LE GLANAGE ET AGNÈS VARDA DANS SON DOCUMENTAIRE

LES GLANEURS ET LA GLANEUSE.

Un peu partout en France, Agnès Varda a rencontré des glaneurs et glaneuses, récupérateurs, ramasseurs et trouvailleurs. Par nécessité, hasard ou choix, ils sont en contact avec les restes des autres. Artistes d’art brut créant à partir de matériaux de récupération, ramasseurs de coquillages aux grandes marées, parisien qui se nourrit « 100 % poubelle » par éthique… Leur univers est surprenant.

Patates, pommes et autres nourritures jetées, objets sans maître, c’est la glanure de notre temps. Mais Varda est aussi la glaneuse du titre : la curiosité n’a pas d’âge et filmer, c’est glaner des images.

Ici, à travers la pratique du glanage remise au goût du jour, la réalisatrice interroge l’opulence de nos sociétés.

Découvrant les nouvelles possibilités qu’offrent les petites caméras DV, elle crée un film où la forme rend hommage à l’art du bricolage, de la récupération et du détournement.

L’instrument de sa prise de vue, sa légèreté sont essentiels : maniable, passant d’une main l’autre, la caméra poursuit librement ses objets, les capture, en saisit le mouvement, les agrandit ou les réduit. La voix de Varda autorise tous les dialogues, s’ouvre à d’étranges entretiens sans interdits, passant du nomade au psychanalyste, de la juriste à l’artiste…

Le documentaire prend des allures de road-movie et pose la question du rebut, du rejet, de l’exclusion et de la fin de vie. On est partagé entre la colère contre la violence sociale de notre société du gaspillage qui jette les objets et les gens, et le bonheur et le plaisir simple du ramassage et de la découverte.

Et Agnès Varda, comme le glanage dans ce film à la géographie hasardeuse, nous emmène inexorablement vers la promenade, hors cadre.


L’ARTE POVERA

ON CONNAÎT LE TABLEAU DES GLANEUSES DE JEAN-FRANÇOIS MILLET. IL FAIT PARTIE DE NOS IMAGINAIRES. MAIS CONNAISSONS- NOUS L’ARTE POVERA ITALIEN ?

Mouvement d’avant-garde apparu en Italie dans les années 1960, l’arte povera incarne une défiance vis-àvis de la société de consommation, privilégiant l’usage de matériaux simples, souvent des éléments naturels ou de récupération. C’est une forme d’art dans laquelle prédominent la dimension conceptuelle et celle du nomadisme.

L’arte povera fut une attitude politiquement contestatrice, symbolisant l’esprit de la décroissance avant l’heure, et qui s’employa à décloisonner les pratiques artistiques. (Beaux-Arts magazine)

Au sein du mouvement, le désir d’une interactivité internationale jumelé à la volonté d’un renouveau artistique s’est réalisé par exemple avec le groupe ZERO, dont parle ainsi Otto Piene dans un article : « Je croyais à une autre forme de renaissance. Elle devait être spirituelle, intellectuelle, fondée sur les domaines d’excellence de l’histoire allemande : l’art, l’humanisme, la créativité intellectuelle. D’une certaine manière ZERO est né d’un esprit de résistance face à la montée d’un nouveau matérialisme, avec l’espoir qu’un nouvel esprit, un nouveau départ ouvrirait une nouvelle période pour la pensée, les émotions de la vie. À cette époque l’idée la plus répandue était que le bien-être matériel rendrait les gens heureux. J’étais contre cela. »


ELLES ET ILS EN PARLENT

QUELQUES AUTEURS

• Dans Glaneurs de rêves, Patti Smith la rapproche de son activité de poétesse : « Et l’image des glaneurs de ce champ endormi me plongeait à mon tour dans le sommeil.

Et je me promenais parmi eux, dans les chardons et les épines ; ma tâche n’avait rien d’exceptionnel : arracher une pensée fugace, telle une touffe de laine, au peigne du vent. »

• C’est au coeur de l’hiver qu’il m’arrive de glaner auprès de mes pins quelque chose de plus important que la politique des bois ou les nouvelles de la météo. Cela arrive de préférence par quelque soirée lugubre, quand tous les détails superflus sont ensevelis sous la neige et que le silence de la tristesse élémentaire pèse à nouveau sur toute forme de vie. Mes pins se tiennent droits comme des piquets, chacun sous sa charge de neige, en rangées successives ; dans la pénombre derrière eux, je sens la présence des autres par centaines. Dans ces moments-là, je ressens une curieuse transfusion de courage. – Aldo Leopold

• Mais je suivais silencieuse, et je glanais la mûre, la cerise, ou la fleur, je battais les taillis et les prés gorgés d’eau en chien indépendant qui ne rend pas de comptes…. – Colette

• Tu viens à temps, dans le fertile automne, Charmant Glaneur, ramasser les épis.

Que sous tes pas leur richesse foisonne ! Tu viens à temps, dans le fertile automne. Si tu n’es pas le faucheur qui moissonne,

Recueille, au moins, les brins qu’il n’a pas pris Tu viens à temps, dans le fertile automne, Charmant Glaneur, ramasser les épis. […]

Reçois mes voeux pour ta longue existence Et mes souhaits pour tes succès croissants ! – Frid-Olin, 1890, dans la revue d’histoire et de littérature Le Glaneur.


LES CHEMINS DU GLANAGE DE JEAN-PIERRE ISSENHUTH

DANS SON LIVRE CHEMINS DE SABLE

On l’aura compris avec Agnès Varda mais aussi avec Patti Smith, de nombreux artistes ont réactualisé cette pratique du glanage et approfondi les liens réels et métaphoriques qui l’unissent à la lecture et à la création.

Lorsqu’il écrit Chemins de sable, Jean-Pierre Issenhuth se fait le relais de cette métaphorisation du glanage, mais aussi de sa pratique nourricière dans les champs.

Installé dans les Landes de Gascogne, dans une cabane à moitié trouvée, à moitié reconstruite, Issenhuth vit en solitaire.

Ancré dans ses activités quotidiennes, le glanage qu’il pratique lui permet de rentrer dans l’économie du troc avec ses voisins. Que glane l’auteur ? Un peu de tout.

Par exemple, du bois de chauffage : « Chaque année, la préparation du bois de chauffage me mobilise six ou sept semaines. Le ramassage dans la forêt dépend de la fréquence et de l’étendue des coupes d’éclaircissement et de la négligence des bûcherons. Il y a toujours à ramasser des cimes de pins. (…) »

Des matériaux de construction : « Hier et ce matin du 18 janvier, j’ai percé un trou dans le toit de la petite grange pour poser une cheminée.

Pendant sept ans, j’en avais cherché les éléments au dépotoir – tuyaux, solin, clé de tirage, chapeau. » En plus de l’intimité du regard, le geste de la main rapproche le glanage des textes du glanage des champs. Pour

Issenhuth : « La littérature est un gigantesque dépotoir où je cherche des bouts de bois ou de la ferraille qui pourraient servir. La rouille et la pourriture ont fait leur oeuvre, il n’y a plus grand-chose de bon, mais on ne sait jamais d’avance. Il m’est arrivé de ramasser des planches et des madriers non traités qui s’étaient parfaitement conservés après des années d’exposition aux intempéries. »

Et en écrivant ce Grand Angle, je glane des informations et des citations que je rassemble ! David Paquette-Bélanger, Le glanage dans la nature et la lecture. Parcours des « Chemins de sable » de Jean-Pierre Issenhuth. Article paru dans Imaginaires du Jardin, sous la responsabilité de Rachel

Bouvet et Noémie Dubé (2019). En ligne sur l’OIC > ici, consulté le 21 juin 2024.


Imagine…

Je suis partie ce matin me promener sous un timide soleil d’été. J’ai tourné dans une rue un peu plus loin, attirée par les couleurs pétillantes d’un buisson voisin.

Petit à petit, des mots teintés en sont sortis. Indécise, une longue écoute a précédé cette cueillette décisive.

J’ai grappillé ceux qui me plaisaient, qu’ils me semblent parfaits ou un peu plus abîmés. Sur le chemin du retour je les ai cuisinés, pour en faire des poèmes qui me ressemblaient.

Ils ont été semé dans toute la ville, tendez l’oreille pour les glaner.

Orane Danet

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