VAGABONDAGES

Publié le 31/07/2025 | Grand angle

Claude Marthaler, qui a passé environ 16 ans à sillonner le monde sur son vélo, écrit : « Je forme le vœu de voir un jour les Hommes imiter le bon sens des rivières ». Pour l’été, laissons de côté les caps et les horaires, ayons les jambes sauvages, n’arrêtons pas de couler, traversants et traversés !

 

 

ESPÈCE DE MOUVEMENT

Si le tourisme est devenu une industrie, le voyage, c’est-à-dire le désir de partir, de se mettre en mouvement – voire de rester mouvant – représente une expérience
constitutive de notre espèce.

Nous ne sommes pas des oiseaux migrateurs, pourtant nous avons longtemps été nomades… En effet, le nomadisme représente 99,7% de l’histoire humaine. La préhistoire nous apprend que les premiers hommes trouvés en Afrique ont été retrouvés quelques temps après à l’autre bout du monde ! Chasseurs-cueilleurs et infatigables marcheurs, nos ancêtres ont peuplé la planète entière, à pied.
L’humain, cet être jeté dans le monde, oscille entre le désir du lien et l’envie de se délier, l’ancrage et la fugue.

 

Zoom sur : MIDDLE OF THE MOMENT

Fugue, voyage, errance ont pourtant encore une portée poétique dans nos cœurs. L’appel énigmatique de l’ailleurs, de l’inconnu, de l’autre, résonne toujours. Christian Bobin écrit ainsi : « C’est une infirmité de ne pouvoir envisager un voyage autrement que comme un détour pour aller de chez nous à chez nous ».

Le superbe documentaire Middle of the moment, réalisé par Nicolas Humbert et Werner Penzel et mis en musique par Fred Firth, suit pendant deux ans des nomades contemporains : une compagnie de cirque français, des touaregs du Sud saharien et le poète américain itinérant Robert Lax. Les auteurs ne tombent pas dans la nostalgie et réalisent un objet qui ressemble à la liberté de celles et ceux qu’ils ont rencontrés. Miriam van Leer écrit ainsi à propos du film en 1995 « L’essence de toute expérience, de tout instant, réside là où les gens ont le contact le plus intense avec le lieu qu’ils occupent.
Et paradoxalement, c’est une existence nomade qui fait le plus intensément occuper un espace. »

 

 

VA-NU-PIEDS

La littérature de voyage est un genre à part. On en explore deux types dans ce grand angle : les vagabonds dans la littérature et le voyage lent des suisses (voir plus loin).

LES HOBOS AUX ÉTATS-UNIS

Jim Tully était un écrivain américain, vagabond lui-même, mais aussi boxeur et critique de cinéma. Il a écrit Hobo, ou Vagabond de la vie, récit autobiographique qui revient sur ses années d’errance dans les différentes régions des États-Unis. Avant les beatniks, plus connus, il y avait les hobos, ou clochards errants, pour beaucoup de jeunes orphelins ou laissés-pour-compte. Ces derniers voyageaient clandestinement en train à travers les États-Unis, à mi-chemin entre misère forcée et liberté voulue. La façon de voyager de Tully trouve, dans le mouvement et la fluidité des marges, des vérités qui lui semblent ne pas exister dans le quotidien du travail et de la sédentarité.

LES BOSSIAKI EN RUSSIE

Le mot « bossiaki » n’a pas de traduction satisfaisante en français mais signifie à peu près « vagabonds » ou « va-nu-pieds ». C’est l’auteur Maxime Gorki qui en a parlé le mieux, sans doute parce qu’il en a été un : il entreprend une très longue errance à pied de plusieurs années dans le sud de l’empire russe et les régions du Caucase, lisant en autodidacte, effectuant différents métiers comme docker ou veilleur de nuit. Il raconte ceci dans Esquisses et Récits paru en 1898 et fait des bossiaki, ces « petites gens » en marge de la société, des héros neufs, les déclassés du système qui marchent sur les routes et vivent de peu.

 

 

VOYAGE MYTHOLOGIQUE

Il existe bon nombre de dieux voyageurs. Deux auteurs se sont penchés sur ce sujet, nous zoomons ici sur la mythologie phénicienne.

Corinne Bonnet et Laurent Bricault, dans leur livre Quand les dieux voyagent : Cultes et mythes en mouvement dans l’espace méditerranéen antique paru aux éditions Labor et Fides, racontent en 12 récits les périples des dieux voyageurs. Ils s’intéressent notamment aux divinités des peuples méditerranéens qui, dotées d’une mobilité extraordinaire, voyageait entre les panthéons.

C’est l’histoire de Melqart, dieu fondateur de la cité de Tyr, en Phénicie. Pour créer la ville, raconte-t-on, la divinité a immobilisé un chapelet de cailloux, une grappe de « roches primordiales errant au milieu de la mer ». Son peuple cependant n’est pas tout à fait sédentaire : les Phéniciens naviguent, commercent, s’installent çà et là.
À la fin du XVIIIe siècle, le poète et philosophe allemand Johann Gottfried von Herder les érigera en modèle d’une expansion pacifique, à l’opposé de la « folie des temps modernes » qu’est à ses yeux la colonisation européenne, consistant à « imposer des fers, prêcher la croix, exterminer les indigènes ».

Melqart est assimilé à Héraklès chez les grecs. C’est ainsi, aussi, que les dieux antiques voyageaient : « en des lieux où les cultures dialoguaient et où les frontières s’estompaient ». On rejoint ici le bon sens des rivières qui se jouent des frontières, selon Claude Marthaler.

 

LE VOYAGE LENT CHEZ LES SUISSES

Qu’y a-t-il en Suisse pour fabriquer les grandes figures du voyage lent, à pied ou à vélo ?

On ne présente plus Nicolas Bouvier, l’auteur de L’Usage du monde qui raconte une longue errance entre la Suisse et l’Afghanistan avec son ami peintre Thierry Vernet. Mais il y a aussi Claude Marthaler, parti pendant 7 ans (!!!) faire le tour du monde à vélo, traversant l’Europe et l’Asie mineure au tout début des années 90, l’Inde, puis l’Amérique (du Nord et du Sud) et enfin l’Afrique, un voyage-vie qu’il raconte dans Le Chant des roues.

Nicolas Bouvier raconte ainsi : « Pour le voyage on part toujours avec beaucoup trop de choses… Au bout d’un moment certaines choses disparaissent et
on ne les remplace pas parce qu’on en a pas besoin, eh bien pour les idées c’est la même chose. » Claude Marthaler se définit comme cyclonaute et, lors de son passage au Tibet, à travers l’Himalaya à vélo, il nous indique : « En tibétain, homme se dit « agro-ba » qui veut dire celui qui part, celui qui va en migration ».

 

 

IMAGINE

Une envie parfois de partir en voyage. Prendrais-tu la fuite ? Là-bas, au-delà de ces barrières construites, avec ton sac à dos comme seul bagage. Pourquoi vas-tu si vite ? Le paysage défile sans arrêt et tu ne peux t’empêcher de comparer. Sur ce terrain de futilités, tu restes aveuglé. Quand prendras-tu le temps ?

De t’y aventurer, sans dessein particulier. D’entamer un lent périple, sans récit tracé. Prêt pour un vagabondage improvisé ?

 

Orane Danet

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