DÉSIRER DÉSOBÉIR

Publié le 04/09/2024 | Grand angle

On l’a dit dans l’édito de ce numéro, la désobéissance est intrinsèque au comportement humain. Chez Bibouille, on la salue chez l’enfant comme chez l’adulte, en ce qu’elle coïncide avec le désir d’émancipation.

La désobéissance éclairée, c’est-à-dire dans le respect de l’autre et de sa dignité s’exprime tant par le militantisme que par le jeu ou la créativité artistique.

 


UNE HISTOIRE HUMAINE

D’aussi loin que remontent les récits de notre histoire, la désobéissance est là et surtout, définit notre humanité.

PROMÉTHÉE ET LE FEU

Dans la mythologie grecque, Prométhée vole le feu sacré de l’Olympe et en fait cadeau aux humains, son espèce préférée. La bienveillance qu’il réserve aux hommes est l’envers de sa malveillance secrète à l’égard de Zeus. Pour le punir de son affection pour les humains à la durée de vie limitée, il est enchaîné à un rocher ou une montagne (selon les versions) et son foie est dévoré chaque jour par un aigle.

Le mythe de Prométhée est admis comme métaphore de l’apport de la connaissance aux hommes. Il est aussi évocateur de l’hybris, la folle tentation de l’Homme de se mesurer aux dieux et ainsi de s’élever au-dessus de sa condition. Gaston Bachelard utilise une référence à Prométhée pour inventer le concept de « complexe de Prométhée », qu’il définit comme « toutes les tendances qui nous poussent à savoir autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que nos maîtres ».
C’est donc par la désobéissance à la loi olympienne que l’humain obtient la connaissance et le désir de savoir.

 

ADAM ET ÈVE

On connaît par cœur l’histoire d’Adam et Ève et du fruit défendu. Le péché originel devient donc la désobéissance originelle, quand Ève désobéit directement à un ordre de Dieu. En croquant dans la pomme, Adam et Ève quittent leur innocence, prennent conscience du bien et du mal et sont bannis du Paradis.

Michel Bakounine, dans Dieu et l’État estime que le vrai sens de ce mythe est l’accès de l’homme à la conscience qui le fait échapper à la condition animale et au diktat de l’instinct, mais au prix de la culpabilité de ses actes, dont il devient pleinement responsable.

On peut conclure avec Guy Bedos : « L’homme est un roseau pensant, inconsolable et gai. »

 


INSTRUCTION ET ÉMANCIPATION

Nous voilà donc, grâce ou à cause de la désobéissance de Prométhée ou d’Ève, des êtres pensants ayant accès à la connaissance. Comment l’instruction des connaissances de l’adulte vers l’enfant peut-elle participer à son émancipation ? Réponse avec deux penseurs.

CÉLESTIN FREINET

Militant engagé politiquement dans la première moitié du XXe siècle, Célestin et son épouse Élise Freinet conçoivent l’éducation comme un moyen de progrès et d’émancipation politique et civique. Ils développent toute une série de techniques pédagogiques basées sur l’expression libre des enfants : texte libre, dessin libre, correspondance interscolaire, imprimerie et journal scolaire, enquêtes, réunion de coopérative…

La méthode Freinet place les élèves comme acteurs de leurs apprentissages. Elle les invite à chercher, inventer et apprendre par eux-mêmes. Cette pédagogie est reconnue par l’Éducation Nationale. On compte une vingtaine d’établissements 100% Freinet… et des milliers de professeurs qui s’en inspirent au quotidien.

 

JOSÉ ANTONIO EMMANUEL

Dans son livre L’Anarchie expliquée aux enfants, dédié aux enfants du prolétariat espagnol et paru en 1931, José Antonio Emmanuel entend (re)définir certaines valeurs avec les enfants : la paix contre le militarisme, la justice, l’équité, la solidarité.

Le premier chapitre, intitulé « Sois solidaire », explique ainsi : « Insuffle courage à qui hésite ; enhardis qui désespère d’un triomphe lui semblant trop lointain. L’entraide est un devoir sacré et universel ».

José Antonio Emmanuel est l’un des pseudonymes du pédagogue José Ruiz Rodriguez, cousin germain de Pablo Picasso. Originaire de Malaga, il fut l’instigateur, entre autres projets, d’écoles pour les enfants démunis.

 


FRANCHIR LES FRONTIÈRES

Souvent, l’acte de création se réalise « par opposition à », c’est-à-dire en désobéissant à un premier modèle et ses codes. Micro tour d’horizon subjectif de formes d’art très désobéissantes.

« À quoi bon venir au monde sans tenter d’en accroître la part d’humanité ? », questionnait Hannah Arendt.
Et René Char : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. » L’engage- ment est consubstantiel à toute création artistique, parce qu’il n’y a pas de forme d’expression véritable qui ne cherche, au fond, à s’extraire du déjà su, du donné pour acquis et de l’entendement commun. Cet engagement de l’artiste est-il politique ? Beaucoup s’en réclament, et s’autoproclament hérauts des plus vives utopies. Non pas en chevaliers de telle ou telle cause, encore moins en ambassadeurs de telle ou telle chapelle, mais parce que l’art serait, par essence, ce qui élèverait l’Homme au-delà des contingences matérielles, sur la voie d’une « société émancipée » où « chacun pourra s’adonner librement, parmi d’autres activités, à la création » (Marx et Engels, L’idéologie allemande, 1846) ; à moins que l’art ne soit perçu, version plus situationniste, comme « ce qui rend la vie plus intéressante que l’art lui-même » (Robert Filliou).

Jean-Marc Adolphe, fondateur et directeur de la revue Mouvement pendant 21 ans.

 

LES READY-MADE DE MARCEL DUCHAMP

Les ready-made de Duchamp sont ces objets de tous les jours qui, signés et mis en scène par l’artiste, deviennent œuvre d’art. Le succès de ces ready-made l’a peut-être dé- passé, et pour lui ils étaient voués à une série limitée dans le nombre et le temps. Davantage que la forme, c’est ce que ça raconte. Quand Marcel Duchamp affirmait « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux », c’était aussi désacraliser la place toute puissante de l’œuvre et celle presque divine de l’artiste, en laissant la définition et la qualité de ce qu’est une œuvre au public, par essence non-initié.

Mais Marcel Duchamp va plus loin : en 1912, il relie son attirance pour l’exactitude et la précision à sa volonté d’échapper au « goût », bon ou mauvais, qu’il perçoit comme une « habitude ». On est loin d’une forme d’art qui s’érige en modèle culturel.

De tous les artistes actifs vers 1960, ce fut l’italien Piero Manzoni qui tira les conséquences les plus extrêmes du ready-made. En 1961 et 1962, il signa des personnes qui devinrent ainsi « œuvres d’art authentiques et véritables », comme l’attestait un Certificat d’authenticité. Ses Socles magiques transformaient toute personne ou tout objet placé dessus en sculpture. Le Socle du monde (1961), avec son inscription renversée, fait du monde entier et de tout ce qui s’y trouve une gigantesque œuvre d’art.

 

L’ACTIONNISME VIENNOIS

Juste après la 2nde guerre mondiale et le rôle de l’Au- triche dans celle-ci, un petit groupe d’artistes choisit de définir l’art comme « action » : l’objectif général d’une action était d’abattre les murs qui existaient entre le public et les artistes, via des performances ou des happenings dans lesquels le corps humain et la violence qu’il avait subie durant la guerre prenaient une place prépondérante.

Bien que la valeur tactique choquante des productions des Actionnistes puisse mettre mal à l’aise, leurs manifestes politiques restent une tentative pour pousser le discours artistique jusqu’à ses limites extrêmes. Ils rejettent l’idée que l’art est un simple produit de consommation qui consolide l’autorité de l’État. Au contraire, ils voulaient que leur travail soit un nouveau canal d’action et de communication politique.

 

MUSIQUE IMPROVISÉE, MUSIQUE ALÉATOIRE

Parmi les grands noms de la musique aléatoire et de la musique expérimentale, on est obligé de citer Karlheinz Stockhausen et John Cage. Ces deux artistes ont mis un point d’honneur à repousser les limites de la musique telle qu’elle était pensée, écrite, composée et jouée jusqu’alors.

Cage prétendait que l’une des composantes les plus intéressantes en art était en fait ce facteur d’imprévisibilité où des éléments extérieurs s’intégraient à l’œuvre de manière accidentelle. Il considérait la plupart des musiques de ses contemporains « trop bonnes car elles n’acceptent pas le chaos ».

Le magnifique documentaire Step across the border lui, se penche sur la musique improvisée autour du musicien Fred Firth, toujours à la recherche de nouveaux sons, de nouvelles musiques qui transgressent les frontières et les classifications. Dans ce film, deux formes d’expression artistique, musique improvisée et cinéma direct, s’entrecroisent. Et on s’amuse ! Il s’agit de frotter sa guitare avec une éponge, de taper sur des gongs, de tenter des trucs… Une explosion de liberté joyeuse dans la création musicale.

 


LANGUES, RÉCITS ET LIBERTÉ

S’émanciper jusque dans le langage, désobéir aux codes linguistiques, c’est possible et beau- coup s’y sont amusés !

LE DADA

Le Dada n’était pas seulement un mouvement artistique et littéraire, c’était avant tout un état d’esprit mutin et caustique, un jeu avec les convenances et les conventions. La thèse la plus importante est que l’art, d’interprétation de la réalité, devait devenir partie intégrante de la vie.

En 1963, Tristan Tzara a dit : « Dada n’était pas seule- ment l’absurde, pas seulement une blague, dada était l’expression d’une très forte douleur des adolescents, née pendant la guerre de 1914. Ce que nous voulions c’était faire table rase des valeurs en cours, mais, au profit, justement des valeurs humaines les plus hautes. »
En poésie, Dada reprend tout ce qui est délaissé par la littérature bon chic bon genre : blagues, contre- pèteries, comptines, fous-rire, non-sens, bafouillages, répétitions, etc. Dans la revue éponyme, la typographie de la langue est également remise en question.

Les dadaïstes s’emparent aussi du mail art : de nombreuses personnes, comme des soldats ou des marins, pratiquaient cet art avant qu’il apparaisse officiellement, c’est-à-dire qu’ils décoraient leurs lettres destinées à leurs familles. Les dadaïstes considèrent le mail art comme une façon de montrer l’importance des liens sociaux en privilégiant la relation, l’art dans la vie quotidienne et la valorisation des rapports humains. Ils mettent en œuvre des techniques de collage pour le souligner.

 

GHERASIM LUCA

Poète d’origine roumaine, Gherasim Luca passe la plus grande partie de sa vie à Paris. Il introduit le bégaiement au sein de sa poésie, qu’il lit lui-même. Tant dans leur typographie que dans leurs mots, les poèmes de Gherasim Luca explosent le langage, le mettent en état de métamorphoses et mouvement permanent.

À l’écart de tout mouvement ou école, contre les langages et les corps instrumentalisés, sa poésie apparaît ainsi comme une tentative théâtrale d’inventer un langage inconnu et conjointement une réinvention de l’amour et du monde, car selon lui « tout doit être réinventé ». La poésie, le rêve, l’amour et la révolution ne font qu’un, puisque dire le poème, dire le mot consiste à dire le monde : « GRÈVE / GÉNÉRALE / SANS FIN / NI COMMENCEMENT / LA POÉSIE / SANS LANGUE / LA RÉVOLUTION / SANS PERSONNE / L’AMOUR / SANS / FIN ».

 

JOHN GIORNO

Figure de l’underground américain, John Giorno avait comme principale préoccupation de rendre la poésie accessible à la culture de masse.
En 1968, il crée Dial-a-poem, un service téléphonique de masse (en fait, le premier du genre) qui proposait des poèmes aux personnes qui composaient le numéro, et qui reçut des millions d’appels.

Une distribution de poèmes à l’échelle d’un pays, mais qui passerait par un réseau moderne, celui du téléphone : une œuvre qui tient du service public !

La première version de « Dial a poem » a eu lieu à l’Architectural League de New York en janvier 1969. Il suffisait à n’importe quel quidam de composer un numéro : le 212- 628-0400, et il entendait un poème. Le standard a rapidement été saturé. Giorno a inventé là un réseau poétique trépidant et crépitant qui détourne les usages classiques de la communication.

 

« De partout le monde se soulève : puissances. Mais partout, aussi, on construit des digues : pouvoirs. Ou bien on se protège au sommet des falaises, d’où l’on croira dominer la mer. […] Quelque chose entre-temps, fût-ce de manière imperceptible, se sera transformé à chaque vague. C’est l’imperceptible du devenir. C’est la puissance de la vague. » Georges Didi-Huberman, Désirer désobéir. Ce qui nous soulève, 1

 


Imagine

Je suis partie ce matin me promener sous un timide soleil d’été. J’ai tourné dans une rue un peu plus loin, attirée par les couleurs pétillantes d’un buisson voisin. Petit à petit, des mots teintés en sont sortis. Indécise, une longue écoute a précédé cette cueillette décisive. J’ai grappillé ceux qui me plaisaient, qu’ils me semblent parfaits ou un peu plus abîmés. Sur le chemin du retour je les ai cuisinés, pour en faire des poèmes qui me ressemblaient. Ils ont été semé dans toute la ville, tendez l’oreille pour les glaner. Orane Danet

 

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